A propos du Temps de Tycho, de Nicolas Cavaillès, et de quelques autres obsessions

Les télescopes sont aveuglés par la terreur de l’univers
Et la mort a bu
Les yeux fantastiques des astrologues

Jaroslav Seifert

Introduction praguoise

Depuis 1410, on peut voir, sur une façade de l’hôtel de ville de Prague, l’une des plus sublimes horloges astronomiques au monde. Outre les cadrans richement ouvragés, les quatre allégories représentées aux côtés du cadran supérieur, à chaque heure, la figure de la mort tend son sablier et tire sur sa corde, les automates animés des douze apôtres à défiler au-dessus du cadran horaire. Une merveille de mécanique médiévale qui participe à l’image mystérieuse de la cité.

A la fin du XVIe siècle, l’empereur Rodolphe II fait de Prague sa capitale. Il appelle à ses côtés savants, artistes et mages des quatre coins de l’Europe et devient patron de certains alchimistes. La légende veut que l’Empereur, intéressé par le sciences et la magie, soit en quête d’une illumination. D’autres, dont l’écrivain Léo Perutz dans son chef-d’œuvre LA NUIT SOUS LE PONT DE PIERRE, présente ces motivations sous un angle plus contrasté : quête de pouvoir autant que mélancolie chronique. D’autres enfin en font une lecture très pragmatique, dépouillée de toute spiritualité : le processus de transformation alchimique permettrait, si seulement on pouvait l’accomplir, de renflouer les caisses bien vides du Prince, obligé de faire appel à des usuriers pour entretenir son train de vie – le plus célèbre, ayant lui aussi laissé trace dans la littérature, est  Mordechai Maisel, le juif le plus riche de Prague. Perutz, dans son roman, emprunt de symbolique et de romantisme, avance également que la femme de Maisel et l’empereur entretenaient une liaison par rêves interposés, sans jamais s’être rencontrés, et que cette liaison prenait la forme d’un lys et d’une rose entortillant leurs tiges au bord de la Vlatva, sous le pont Charles qui relie le château à la vieille ville de Prague.

Cette époque est un creuset de legendes et d’histoires. On trouve alors à Prague le peintre Arcimboldo, célèbre pour ses portraits de notables en légumes ; le rabbin Löw, créateur du Golem (Elie Wiesel lui consacré notamment son roman LE GOLEM) ; le jeune Wallenstein y commence sa carrière d’officier (Perutz en parle dans une flamboyante nouvelle, mais c’est Alfred Döblin qui prendra ce personnage comme sujet d’un grand roman) le mage anglais John Dee (qu’on disait amant de la reine Elisabeth, avant qu’elle ne lui retire ses faveurs et ne l’exile) et son apprenti Edward Kelley, portraiturés par Gustav Meyrink dans L’ANGE A LA FENETRE D’OCCIDENT

Enfin, et j’en arrive à ceux qui nous intéressent en premier lieu :l’astronome danois Tycho Brahé et son apprenti Johannes Kepler. Du deuxième on a retenu son apport majeur à l’astronomie : les trois lois qui portent son nom, et qui conduiront Newton à la formulation des lois de la gravitation. 

Si tous les noms que j’ai cité ont laissé une trace scientifique ou littéraire, de Tycho Brahé en revanche, je savais peu de choses par les romans ou les études. Il apparaissait tout au plus comme un personnage de second ordre, marquant certes, de par sa prothèse nasale en or. On croise aussi quelques références à l’astronome dans les travaux d’Enki Bilal (son deuxième film notamment, TYCHO MOON), mais là encore, on reste dans l’évocation brève.

Brahé donne enfin son origine à une expression typiquement pragoise : « Je ne veux pas finir comme Tycho Brahé », prononcé lorsque, la bière faisant son effet, on doit se rendre aux toilettes en urgence ; la vie l’astronome danois aurait connu une conclusion funeste suite à l’explosion de sa vessie, de s’être trop retenu lors d’un banquet… c’est du moins ce qu’affirme la légende

Pourquoi cette longue introduction ? Sans doute pour expliquer pourquoi, dès l’annonce de publication du nouveau roman de Nicolas Cavaillès, une furieuse envie de le lire s’est emparée de moi.

Sans doute également parce que ce terreau d’histoires et de légendes est fascinant, participe de la construction de mon imaginaire, et que l’on ne parle pas très souvent des textes que je viens de citer (lisez-les !).

Peut-être également parce que la lecture du TEMPS DE TYCHO m’a énormément touché, et que, très égoïstement, faire des articles à rallonge me permet de rester un peu encore dans l’écriture de Cavaillès.

On verra bien où tout ça mène et combien d’articles ca prendra… et la prochaine fois, on parlera d’astronomie et j’en dirais un peu plus sur le personnage central de ce formidable travail d’écriture.

L’Homme au nez d’or

J’évoquais ci-dessus l’environnement pragois dans lequel évolua Brahé à la fin de sa vie et son côté fascinant mais, au-delà de la ville, l’époque et le personnage en eux-mêmes sont source d’émerveillement.

D’un point de vue cosmétique tout d’abord, puisque Brahé possède un physique frappant. Suite à un duel de jeunesse, il perd le bout de son nez et utilisera sa vie durant une prothèse en or. La légende praguoise fait souvent référence à lui comme « l’homme au nez d’or ». Cavaillès tiré de cette particularité physiques quelques belles pages, sans doute celles où transparaît le plus l’humanité du personnage le plaçant quelque-part entre grotesque et apitoiement, coquetterie vouée à l’échec et fierté affirmée. Malgré cette particularité physique qui contribua à le faire rentrer dans l’histoire, dans aucune représentation picturale de Brahé, le nez d’or ne pointe.

Brahé naît à la fin du XVIe siècle et meurt la première année du XVIIe siècle. En Occident, cette articulation entre deux siècles voit la conception que l’on se fait du monde évoluer. Alors qu’au siècle précédent, c’est l’invention de l’Amérique le début des explorations qui bouleversent le monde, l’époque de Brahe voit advenir une autre révolution, celle de l’astronomie avec les travaux de Copernic et la description de son système héliocentrique. 

C’est aussi une période de changement pour les scientifiques qui progressivement s’affranchissent de l’Eglise, à leurs risques et périls, et développent des méthodes scientifiques, même si celles-ci s’accommodent encore assez bien de croyances et de pseudo-sciences comme l’Alchimie ou l’Astrologie. 

En ce sens, Tycho est le pur produit de son époque de transition et cela contribue à rendre sa figure fascinante. Ayant étudié les modèles copernicienne, il finit par en rejeter une partie pour proposer un modèle hybride, réconciliant – ou combinant – les systèmes de Ptolemée et de Copernic. Chez Brahé, les planètes tournent bien autour du soleil, mais celui-ci continue, tout comme la lune, de tourner autour de la Terre, point central de l’univers. Et autour, les étoiles disposées sur le bord lointain du système. Le système de Tycho ne s’imposera jamais, son élève le plus prometteur, Johannes Kepler, se ralliera finalement aux théorie coperniciennes ; Galilée parachèvera le travail. 

Mais ce modèle est fascinant en ce qu’il tente de faire une synthèse entre anciennes et nouvelles conceptions de l’univers. 

De la même manière, alors que Brahé innove en procédant à des observations très précises de la course des astres, en utilisant des horloges et en calculant (ou du moins en tentant de le faire) à la seconde près les périodes, il ne se détache toutefois pas de préceptes astrologiques. 

Là encore, Cavaillès tire des pages magnifiques de l’obsession et des travaux de Brahé, de ce que laisse suggérer cette conception hybride de l’univers… et de la fierté que le personnage en tire. C’est l’une des choses que j’apprécie le plus dans l’écriture de Cavaillès, et qui rappellera d’heureux souvenirs à celles et ceux qui ont aimé POURQUOI LE SAUT DES BALEINES (publié aux excellentes Éditions du Sonneur ): faire de la science et les théorie scientifique un terreau de rêverie, un moteur à l’imagination, une inspiration à des divagations philosophiques aussi fascinantes que profondes. Une manière de susciter l’émerveillement…

Le château sous les étoiles

Je vous ai infligé une longue introduction praguoise pour vous parler de ce livre, mais pourtant, la capitale de Rodolphe II apparaît de manière très succincte dans le livre de Cavaillès. Les dernières années de Brahé sont évoquées par un long témoignage de Kepler, venu comme s’excuser d’avoir abandonné les théories de son maître. 

Tout aussi fascinant est le décor que compose l’observatoire d’Uraniborg « la cité des cieux », que Brahé fait construire sur l’île de Hven, et dans lequel il résidera 20 ans. C’est assez jeune que l’astronome obtient l’autorisation et un montant d’argent conséquent de la part du roi du Danemark pour bâtir loin de toute ville cet observatoire modèle. Il en réalise le plan et les aménagements, puis s’y retire, entouré de sa nombreuse famille et de ses étudiants. Cavaillès y consacre là encore de belles pages durant les deux premiers chapitres, mêlant les obsessions de Brahé et le caractère fantastique du lieu. Dès l’évocation de la construction, le bâtiment s’impose comme une sorte de Poudlard de l’astronomie : 

Sous la férule du jeune savant, tout juste trentenaire, l’île devait se suffire elle-même, comme un monastère : consacrée a l’élevage, à l’agriculture, et surtout à l’astronomie, elle abriterait aussi une papeterie, une imprimerie, un laboratoire d’alchimie, une prison et bientôt un second observatoire, souterrain celui-ci, baptisé Stjerneborg, tandis que les salles, tourelles et terrasses d’Uraniborg, ses plateformes secrètes, ses dômes pyramidaux, ses arches dynamiques et ses balustrades octogonales formeraient le meilleur écrin possible aux instruments de mesure, aux globes et aux machines du maître des lieux, comme à la cour d’astronomes, de notables et d’aristocrates qui assistèrent à ses nuits de travail et à ses banquets pantagruéliques.

Folie architecturale dédiée au seul pouvoir de son maître, Uraniborg et sa cour font presque figure de concurrents au palais et à la cour danoise, à tel point que même la reine aime à fréquenter ces murs. Mais Brahé ne se satisfait pas d’une domination temporelle, c’est l’Univers qu’il entend régenter, et la bâtisse est un écrin à sa mégalomanie.

Plus tard encore, Cavaillès évoque, le temps de trois battements de pendule, la grande salle des cadrans… mais dans cet endroit nous y reviendrons demain car, tout comme il constitue le cœur d’Uraniborg, il est le cœur du roman.

Le deuxième chapitre du Temps de Tycho se déploie, longue et riche description de la cour de l’astronome. Uraniborg y apparaît comme le sujet d’une de ces miniatures foisonnantes de détails, où chaque fenêtre est prétexte à une petite saynète. Cavaillès explore les recoins d’une salle pleine de monde, durant l’un des exposés du maître – ou un banquet ? S’attarde sur chaque personnage, individuellement ou en groupe, puis s’évade progressivement de la pièce, puis du château, puis de l’île, jusqu’aux étoiles. Une virtuosité d’écriture qui me laisserait à penser qu’un tableau a soutenu la description de l’écrivain, dans un exercice qui se rapprocherait des ONZE de Pierre Michon. Mais en fouinant sur Internet, rien qui ressemble à ce que l’auteur dit, si ce n’est une belle gravure coloriée à l’ambiance proche.

Le roi du Danemark, généreux protecteur de l’astronome finira par mourir, et son successeur n’aura pas la même passion pour les astres. Quelques années plus tard, Brahé, dont la cour s’est réduite à peau de chagrin, devra partir.

La fin du roman voit un mystérieux voyageur arpenter les ruines d’Uraniborg. Tout comme le modèle de Brahé, son château n’aura guère survécu à son concepteur, et celui qui rêvait de percer les mystères de l’univers, ici aussi, n’aura laissé pour postérité, que quelques histoires fabuleuses, quelques gravures propices à la rêverie.

Mesurer l’Univers

Si le système géo-heliocentrique de Tycho Brahé était une impasse, ce n’est pas ici que réside l’apport fondamental de l’astronome à sa matière. L’immense avancée qu’il propose réside surtout dans la manière de mesurer les mouvements des astres avec une grande précision par l’usage de machines modernes, et notamment des horloges ; elles lui permettent, plus ou moins fiablement, de réaliser des observations à la seconde près. 

On trouve ici un autre de mes points de fascination personnels : la fascination devant les premiers instruments de mesure que l’on trouve notamment en vitrine au musée des arts et métiers. Astrolabes, boussoles, télescopes en cuivre, délicatement ouvragés… et horloges. Et puis diagrammes, tables et schémas couchés sur le papier, tracés ésotériques que le profane peut néanmoins admirer pour leurs qualités esthétiques, pour ce qu’ils suggèrent de la manière dont, à une époque, on se représentait le monde. 

La volonté de dominer le temps est le point central du texte de Cavaillès. Apparaissant dès le titre, évidemment, il fournit à l’auteur le cœur de ses songeries sur l’astronome, ce qui stimule son imagination jusqu’à dépasser le sujet même. 

Là encore, en prenant l’écriture à sa surface, ces ruminations spirituelles fournissent quelques paragraphes magnifiques, quelques pages sublimes soulignant le désir mégalo de contrôle qui anime Tycho : 

Astronome a plusieurs titres monstrueux, il employa sa vie à relever des données spatio-temporelle et, ce faisant, il condamna les autres à l’obsession funèbre d’un écoulement détaillé, ciselé, du temps ; alchimiste et mécanicien, il s’echina en effet, le premier dans l’histoire de l’humanité, à faire retentir le balancier d’une trotteuse : d’abord, tic, dans les silencieuse salle des cadrans d’Uraniborg, tac, puis dans tout l’observatoire, tic, et sur l’ensemble de l’île, tac, depuis les eaux glaciales de la Scandinavie, tic, jusques aux confins de l’univers, tac, une trotteuse prodromique enclenchée au printemps de l’année mil cinq cent soixante-dix-sept et qui ne s’arrêta plus ensuite, indestructible et exponentielle.

Le désir fou de précision de Brahé serait le point de départ de l’encagement du temps, de sa circonscription par la mesure, l’emprisonnement bercé par le rythme du balancier. 

Mais c’est aussi l’impuissance de Tycho qui est parfois palpable, notamment dans un passage quelques pages plus loin, celui de l’impossible précision, alors que l’auteur décrit la lutte de l’astronome en quête de la mesure régulière, avec deux horloges qui, chacune à son tour, se dérèglent et qu’il faut surveiller en permanence, réajuster et, lorsque le décalage est trop important, poussent l’astronome à retourner aux estimations au doigt mouillé pour effectuer ses notations. 

La mesure du temps est ici une grande avancée et la naissance d’un Mal ; l’obsession d’un homme devenant une règle collective.

Avec les années, si l’obsession reste, les moyens de Tycho se délitent. Privé de son observatoire parfait, il ne pourra pas fonder une deuxième fois un lieu adapté a ses lubies, malgré l’argent de l’empereur. Il n’en a plus la force.

Le temps, on l’a dit, ne sera pas un ami généreux pour Tycho, il aura tôt fait d’user son serviteur, puis de précipiter son œuvre dans l’oubli, observatoires, tables et systèmes. Rien ne reste d’Uraniborg. Rien ne reste de son système, à peine une stèle rend hommage à l’homme dans l’église de Notre Dame de Týn… et une légende de bistrot praguoise. 

Caché au cœur de nos montres, de nos agendas, de nos deadlines et de nos horaires de transport, peut-on encore percevoir parfois le bruit de la trotteuse de Tycho ?

Le maître horloger

J’en ai déjà dit beaucoup sur Le Temps de Tycho, mais je me suis maintenu très en surface du texte. Comme je l’évoquait lors de la première partie de cette (trop) longue note de lecture, la vie de Tycho est aussi le moyen que Cavaillès use pour aborder la vie et la temps de manière philosophique. J’aurais pu aussi parler de la mystérieuse relation liant Brahé et Shakespeare, mais il fait bien vous préserver quelques surprises si vous vous décidez à attaquer ce livre. 

J’ai commencé cette chronique en parlant de l’horloge astronomique de Prague, quand bien même elle ne figure dans le texte. Il ne s’agissait pas que d’un prétexte a élucubration, mais plutôt d’une image de ce que pourrait être ce texte : une horloge délicatement ouvragée, et quitte à sombrer dansles métaphores un peu faciles dont on aime à parsemer nos avis culturels, je proposerais bien celle qui décrit l’auteur comme maître horloger. 

Car au-delà du sujet, ce qui m’attire dans l’écriture de Cavaillès, c’est son incroyable précision, que l’on retrouve livre après livre. Un art et une érudition du mot qui lui fait (presque) toujours choisir le mot le plus juste, non dans un soucis d’étaler sa science du vocabulaire, mais pour dire ce qui est. De cet assemblage de micro rouages, il tire des romans et des courts, très concentrés, qui disent beaucoup à l’économie, qui se déploient selon un rythme savamment composé. C’etait sensible, je crois, dans l’extrait choisi pour illustrer la partie 4 de cette chronique. 

Mais c’est une constante chez Cavaillès, qu’il restitue le pas de l’âne qui descend la montagne (Dans LE MORT SUR L’ÂNE, aux éditions du Sonneur ), les doigts qui courent sur le clavier pour dire l’effroyable dans la famille (LES HUIT ENFANTS SCHUMANN, au Sonneur encore), ou qu’il tente de trouver la raison provoquant le saut des baleines (POURQUOI LE SAUT DES BALEINES, livre incroyablement beau et étrange, lui aussi paru au Sonneur).

Précision, intelligence, rythme créent sous ses doigts des textes profonds, emprunts de rêveries et de réflexions acérées sur ce qui nous entoure. Une dissection musicale, historisue, biologique ou astronomique, qui ne donne pas de réponses definitives, mais ouvre des pistes au lecteur pour, au gré de sa rêverie, de ses réflexions propres, ouvrir une voie, très intellectuelle, certes, mais sans pose, sans prétention, vers le merveilleux qui nous entoure. 

Bref, Nicolas Cavaillès (par ailleurs brillant traducteur du roumain), est un formidable écrivain. Et si vous avez tenu jusqu’ici, et si vous n’avez lu de lui que ce seul TEMPS DE TYCHO, je vous invite à découvrir le reste de sa littérature de précision chez ses autres éditeurs : les éditions du Sonneur, Black Herald Press et Marguerite Waknine !

Nicolas Cavaillès, Le Temps de Tycho, éditions José Corti, 2021

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Dépressive en convalescence

magma

On n’en fera pas une habitude sur ce blog, qui reste celui d’un lecteur avant d’être une plateforme de partage sur mes activités pros, mais qui a dit que les deux ne pouvaient pas être compatibles. Magma Tunis, premier roman d’Aymen Gharbi, un jeune auteur tunisien qui écrit en français, paraitra le 30 août prochain aux éditions Asphalte. Une singulière manière de restituer les états d’esprit de la jeunesse Tunisienne post printemps arabes. Volontiers fantasque, une étrange inquiétude sourd de ce roman qui s’attache notamment aux pas de Gaylène, un jeune homme qui a laissé le cadavre de sa compagne dans sa salle de bain avant de partir en errance dans les rues surchauffées de Tunis. Et voici un extrait pour vous donner envie de plonger dans l’histoire.

*

 

« 13 h 46, rue de Rome : une forte rafale de vent balayait la poussière ainsi que de rares nuages. Faute de trouver du cannabis oublié au fond de ses poches, Ghaylène se perdait dans des arguties sans fin. Que se passeraitil si le plafond de la salle de bain décidait de s’écrouler aujourd’hui ? se demandaitil en accélérant le pas en direction de l’Avenue. Immédiatement, il regretta cette pensée trop puérile pour le contexte critique qu’il vivait. Au fond, je suis un peu comme ce pâtissier happé par sa télévision, ou bien ce mec en extase devant un palmier décapité, tous fébriles devant des ennemis en carton-pâte qui ne font que colmater les failles de nos vies.

En se faisant cette réflexion, il prenait conscience que si l’effondrement du plafond l’angoissait autant, c’était qu’il craignait que ses voisins découvrent le corps gisant dans sa salle de bain.

Et voilà que ses pensées revenaient naturellement vers elle, lorsqu’elle était encore vivante, très précisément aux premières secondes où il la vit. Ghaylène se demandait combien de temps s’était écoulé depuis leur première rencontre par une journée aussi mitigée que celle-ci, dans une petite cafétéria de la rue de Marseille. S’il n’avait pas remarqué son entrée, il avait en revanche ressenti une présence singulière lorsque, assistée par une personne qu’il supposait être sa mère, elle s’était douloureusement assise à une table à côté de la sienne et avait soigneusement posé deux livres devant elle, en les alignant bien : Le Livre des exemples d’Ibn Khaldoun et L’Innommable de Samuel Beckett.

Ce qui avait attiré l’attention de Ghaylène d’entrée de jeu, c’était qu’elle les contemplait sans oser les prendre entre ses mains. Le simple fait de les feuilleter semblait pour elle un programme colossal qu’elle était incapable d’entreprendre. Elle se contentait de les regarder l’un après l’autre, en dévisageant parfois les gens autour d’elle, comme si elle venait de se rendre compte de leur présence. Sa mère supposée, avant d’aller commander deux jus d’orange frais, lui avait soufflé quelque chose à l’oreille et avait promené sur elle le regard bienveillant d’une personne qui veut se convaincre de la guérison totale d’un être chéri. Mais en fait il n’en était rien, sa fille glissait hermétiquement sur les choses, effleurait de ses doigts exsangues un monde lointain et n’arrivait même pas à comprendre le sens des mots inscrits sur les couvertures des livres. Le Livre des exemples était un titre forgé dans une langue extraterrestre et L’Innommable un terme aussi inexpressif que les oreilles d’une vache.

En buvant son café au lait à petites gorgées, Ghaylène décelait en elle des signes de folie, confirmée par le parallélisme maniaque avec lequel elle disposait ses livres sur la table. Et il en arrivait à trouver poignant son visage, qu’il devinait être celui d’une dépressive en convalescence. Sa capacité à raconter sa douleur sans dire un seul mot avait atteint un tel raffinement qu’une heure plus tard, Ghaylène croyait parfaitement connaître sa vie émotive. Sa supposée mère ayant fini par prendre congé, il ne put s’empêcher d’aller s’asseoir à la table de la jeune femme, aimanté par une irrépressible envie de lui parler.

Quand il avait engagé la conversation avec elle, ses réponses avaient été si laconiques qu’il avait essayé, après un moment de flottement fatal pour la conversation, de la pousser dans ses derniers retranchements en lui exposant ce qu’il avait imaginé à son sujet.

« L’incompatibilité entre les deux livres que vous avez posés devant vous m’a interpellé et je pense qu’ils prouvent que vous êtes en dépression. Je vous explique mon point de vue… »

Il faut dire que Ghaylène aimait bien produire ce genre de constat direct, la compréhension de la psychologie d’autrui lui semblant une qualité insigne qu’il fallait exhiber pour séduire. Mais la réponse cinglante de la jeune femme lui avait fait regretter cette entrée en matière :

« Avec la gueule que j’ai, faut être très intelligent pour remarquer que je suis dépressive ! avait-elle ironisé.

– Dépressive en convalescence », avait-il alors précisé.

Elle avait balayé ce distinguo d’un geste désinvolte.

« Aujourd’hui, c’est la première fois que j’accepte de sortir après deux mois de réclusion dans ma chambre. Ma mère m’a emmenée manger une glace sur la plage de Radès, puis m’a conduit à la bibliothèque parce qu’elle sait que j’aime bien lire. Làbas, j’ai emprunté ces livres au hasard, juste pour la rassurer. Donc ça n’a aucun sens, ce que tu dis ! »

Sur ce, elle avait coupé court à la controverse, arguant qu’elle devait prendre un bus pour La Manouba qui ne passait que toutes les deux heures, ce qui était un faux prétexte puisqu’un tramway desservait cette banlieue chaque demi-heure depuis la station Barcelone.

Ce premier contact, assez problématique, n’avait pas empêché Ghaylène de rêver d’elle, le visage fouetté par le vent toxique de la corniche de Radès, les yeux perdus dans la perspective des usines crachant vers la mer leurs déchets vénéneux. Ni de la recroiser deux semaines plus tard dans la même cafétéria, lisant un numéro d’Al Fikr, une publication arabophone disparue au milieu des années 1980. Lorsqu’elle avait reposé sa revue sur la table pour se dégourdir les mains, elle l’avait reconnu, cherché joyeusement son regard et invité à la rejoindre d’un geste toujours engourdi. Après s’être présenté des excuses mutuelles pour leurs comportements de la dernière fois, elle avait enchaîné sur un ton enjoué qui l’avait surpris :

« Ta précision, “dépressive en convalescence”, n’a pas cessé de trotter dans ma tête et m’a trop fait rire. »

Sans le laisser répondre, elle s’était lancée dans une explication sur les causes de sa dépression. À croire qu’elle attendait cette discussion depuis qu’ils s’étaient quittés. La raison principale en était un garçon qui l’avait larguée, « bien sûr, et je ne suis pas très originale sur ce coup », mais plus fondamentalement il s’agissait d’une crise existentielle salutaire grâce à laquelle elle avait réussi à tout remettre en cause. Elle parlait avec un débit rapide, comme si elle récitait une leçon, et semblait se justifier devant Ghaylène, cet inconnu indiscret qui lui demandait des comptes sur sa vie. Elle lui avait confié que « l’incompatibilité » entre ses deux livres, comme il l’avait dit, n’était finalement pas si innocente :

« C’est les deux chemins différents que devait prendre ma vie », avait-elle expliqué.

En gros, elle était à ce moment-là écartelée entre la sociologie, discipline qui lui semblait à même de combler sa soif de connaissances tout en l’immergeant dans la vie, et la littérature, un univers composé de figures dangereuses comme Abul-Alâ Al Maari ou Samuel Beckett, risquant de la dégoûter définitivement du monde.

« J’ai fini par choisir la sociologie. »

Leur conversation s’était ensuite muée en bavardage plus anodin, puis elle l’avait accompagné dans une promenade sur l’Avenue d’abord, puis jusqu’à son appartement qui, lui assuraitil, se trouvait dans un quartier sur lequel elle pourrait écrire une thèse de sociologie.

Ce jourlà, ils avaient fait l’amour chez lui. Cette précipitation lui avait fait peur et il s’en était voulu de profiter de son état psychologique fragile.

« J’avais besoin de ça, depuis le temps », lui avait-elle soufflé, à la fois pour le rassurer et pour donner, dès le départ, une motivation exclusivement charnelle à leur relation.

Quelques semaines plus tard, son visage perdit la splendeur blême de la dépression pour acquérir une beauté d’une tout autre nature : ses pommettes sèches prirent du relief, ses yeux auparavant boursouflés par le dépit devinrent ronds et rayonnants, ses vêtements s’égayèrent de couleurs moins sombres. Les moments d’hébétude dans lesquels elle s’abîmait devenaient moins longs. Elle arrivait à se concentrer suffisamment pour lire des ouvrages de sociologie et engager des débats sur l’art ou l’urbanisme. Elle venait très régulièrement chez Ghaylène et passait ses soirées à traîner dans son appartement ou sur son balcon, à fumer des joints, à boire du vin blanc et à annoter de vieux numéros de la revue Al Fikr qu’elle achetait chez un bouquiniste de la rue des Tanneurs.

Son regard s’était ouvert sur le vacarme du monde avec un désintéressement qui émerveillait Ghaylène. Elle s’était particulièrement éprise d’un magasin de chasse et pêche situé en bas de l’immeuble, glorieusement intitulé Aux armes renommées. Elle avait repéré dans la vitrine une énorme réplique articulée d’un couteau suisse qui avait la particularité de plier et déplier automatiquement ses nombreux ustensiles, dans le but de les exposer aux chalands. Elle le prenait pour un être vivant auquel elle avait même pris l’habitude de s’adresser chaque fois qu’elle passait devant. Souvent, lorsqu’ils invitaient leurs amis à des soirées, ils finissaient la nuit dehors, assis sur le trottoir face au couteau suisse, les yeux rivés sur ses mouvements mélancoliques qu’éclairait un néon bleu à la lumière aussi agressive qu’intermittente.

Malgré cette exubérance relative qui l’avait transformée, Ghaylène n’était pas encore sûr de savoir si elle était vraiment sortie de sa dépression. Son attirance exagérée pour le couteau suisse lui avait paru à la longue morbide en dépit de son indéniable sens poétique. Et même si elle le rassurait sur sa santé mentale par des réponses catégoriques, force était de constater qu’elle était toujours aussi lunatique que le jour où il l’avait connue. Il n’arrivait pas à comprendre si c’était un trait de son caractère ou bien un effet de sa dépression. Sa ponctualité était approximative, sa mémoire fuyante, ses silences interminables. Et ce qui le désappointait encore plus, c’est que parfois, lorsqu’ils faisaient l’amour, elle plongeait dans une profonde neurasthénie, les yeux vides de toute émotion. Chaque fois qu’il lui demandait des éclaircissements sur ce comportement, elle lui assurait avec une moue sardonique qu’il lui fallait du temps pour « redevenir heureuse comme les cons ».

Son état maladif, qui l’avait attiré au début, le dérangeait désormais au plus haut point, car son ambition secrète de l’en sortir n’aboutissait guère. Et autant il mettait de l’énergie mâle à sauver sa bienaimée du néant, autant il était mortifié par son indifférence envers ses efforts.

Un jour, il lui avait donné rendezvous près de la grande horloge de l’Avenue pour qu’ils aillent ensemble chez l’une de leurs amies communes. Elle n’était pas venue. Quand il avait exigé des explications le lendemain, elle avait dit que ses anxiolytiques lui donnaient d’affreux trous de mémoire. Il lui avait alors adressé un monologue réprobateur, où elle avait pu déceler la métamorphose amoureuse qui le travaillait. Alors, sans le regarder dans les yeux, elle l’avait supplié en riant de prendre du recul sur leur relation parce qu’elle ne se sentait pas en état de « gérer ses crises de jalousie ».

Cette déclaration l’avait davantage chagriné : non seulement rien ne pouvait le détourner de la pente qu’il dévalait dangereusement, mais sa jalousie avait effectivement pris une proportion absurde, et rien qu’entendre parler de la « gérer » suffisait à le faire enrager.

Cela s’était passé un an auparavant… Un an, vraiment ? Peut-être deux. Sur l’Avenue, juste en face de la rue Charles de-Gaulle, il était au moins sûr d’une chose : ce matin-là, avant de quitter son appartement, il avait étendu son cadavre sur le sol de la salle de bain, senti son pouls muet et  passé son index sur son front pâle, aussi pâle que lorsqu’il l’avait connue. »

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Ils font des jeux d’enfant et des fois non

nirliit

J’en ai déjà amplement parlé mais le 23 Août, NIRLIIT, le premier roman de Juliana Léveillé-Trudel traverse l’Atlantique pour partir à la conquête des lecteurs français. Une grande émotion de lecture ce texte, lu avant que je ne rejoigne l’aventure française des éditions La Peuplade. Un texte qui aborde des réalités dures, certes, mais qui, paradoxalement, sait parler de la vie avec une grande douceur. Une exploration intime du grand nord québécois, là où inuits et populations détachées pour le travail se croisent avec une rugosité à peine voilée. Petit extrait pour vous motiver à découvrir ce roman.

* * *

« Eté arctique. Il n’y a pas de nuit. Jamais. Le soleil disparaît derrière les montagnes en éclaboussant les nuages d’une lumière orangée. Il disparaît, mais ne se couche pas. Il fait sombre, mais jamais noir. Essayez donc d’expliquer ça aux autres, en bas. Essayez donc d’expliquer le degré exact de luminosité, l’effet que ça fait, la couleur du ciel. Dites que ça dépend, ça dépend s’il a fait soleil ou pas durant le jour, les jours ensoleillés donnent des nuits plus claires, les jours gris donnent des nuits plus grises, la nuit, les chats, tout le monde gris. Dites que c’est comme s’il était vingt-et-une heures en juillet, c’est bon ça, vingt-et-une heures en juillet. Tout est gris ou bien argent, le fjord est argent, dites que c’est tellement beau le fjord argent que ça donne le goût de brailler 2. J’ai souvent le goût de brailler, je ne suis pas nécessairement triste, c’est juste que c’est trop ici, trop beau ou trop dur.

Dors-tu ? C’est incroyable mais comment ils font pour dormir ?

Ils ne dorment pas. Les enfants galopent dans le village toute la nuit, ils font des jeux d’enfant et des fois non, des fois ils volent de l’essence dans les cabanons et arrosent ce qu’ils trouvent pour y mettre le feu, ils ajoutent de l’essence pour que ça flambe encore, et quand il n’y en a plus, ils retournent en chercher chez quelqu’un d’autre. Quads, motoneige, bateau : ça en prend de l’essence, il y en a partout. Des fois je pense qu’ils vont vraiment mettre le feu à quelque chose de gros, quelque chose comme une maison, des fois je pense qu’ils vont se brûler, qu’ils vont se détruire, mais ils marchent depuis tellement longtemps sur la ligne à ne jamais franchir, ils narguent la mort avec tellement d’irrévérence qu’ils sont intouchables.

C’est en vieillissant que ça se gâte, en vieillissant les petits feux ne suffisent plus, les cabanons et les maisons non plus. Il y a le fils de Qumaaluk, ton autre collègue, qui a retourné le gallon d’essence contre lui, un automne, ça fait bientôt deux ans. Parti en fumée à vingt-deux ans, parti gonfler les chiffres épeurants de nos statistiques de détresse qui explosent sous le poids des centaines d’Autochtones qui tirent chaque année leur révérence dans un retentissant fuck off. Le fils de Qumaaluk s’est fait exploser dans le cabanon, c’est elle qui me l’a dit à l’aéroport, avant même de quitter Montréal, les tragédies boréales rugissent déjà à mon oreille. Quand on revoit quelqu’un après longtemps, il faut s’attendre à tout, on ne lui demande pas « Comment ça va ? » comme une absurde banalité à laquelle on n’attend pas de réponse, parce que comment ça va, ici, ça peut entraîner des réponses comme « Ça ne va pas, mon fils a mis le feu à son propre corps l’automne passé ». Qumaaluk dit qu’on va tous mourir, mais que ça ne doit pas se passer comme ça, Qumaaluk dit qu’elle ne peut pas accepter la mort de son fils, Qumaaluk est debout et s’occupe de ses deux autres enfants qui n’ont pas cinq ans et qui sont blonds comme les blés, ils tiennent ça de leur papa Qallunaaq, fantaisie génétique, ils ont le visage des Inuits et la blondeur du Sud, Qumaaluk est entourée d’anges, et c’est une chance parce qu’il y a tant de morts à compter, ici.

*

Toi, Eva, tu es allée rejoindre d’autres statistiques où vous êtes surreprésentées, celles des femmes victimes de violence. Pas la violence conjugale, mais ça aurait pu, il y a de l’amour violent entre les murs de ces maisons presque identiques, il y a de la jalousie féroce, il y a confusion entre aimer et posséder, vous qui possédez beaucoup mais si peu de choses.

Votre maison ne vous appartient pas. Votre terrain non plus. Tout ça vous est gracieusement prêté par le gouvernement. N’est-ce pas qu’on est fins 3 ? On vous pique votre territoire, mais on vous le prête après. Est-ce pour ça que vous avez tellement besoin de posséder ? Des motoneiges, des bateaux, des quads, des camions pour faire le tour d’un village de quatre rues. Pour vous échapper de vos maisons surpeuplées où vous vivez les uns sur les autres. Vous manquez d’espace dans votre immensité nordique. Comment ça se fait que toute cette richesse ressemble tellement au tiers-monde ?

Les gars de la construction sont jaloux. J’aimerais ça moé ostie avoir du cash pour me payer un Ski-Doo pis un bateau, j’aimerais ça crisse pas travailler pis passer mes journées à la pêche, crisse qu’y sont ben pareil. J’ai déjà entendu ça avant, en bas aussi ils sont une maudite gang qui aimerait donc ça être à la place des BS.

L’argent vous tombe dessus, mais il repart aussi vite qu’il arrive, on vous a montré des distractions qui coûtent cher, hein Eva ? Te rappelles-tu de ton ancien chum, le directeur de l’école ? Te rappelles-tu du bon père de famille qui te fournissait de l’alcool quand il avait envie de sexe ? Ça coûte une fortune l’alcool ici, c’est normal, tout coûte une fortune ici, même une pinte de lait, alors un dix onces de vodka à deux cents dollars, personne ne rechigne pour payer ça. Le directeur de l’école n’avait pas besoin de payer aussi cher, nous autres les Blancs on peut s’en monter du Sud de l’alcool, s’en monter beaucoup et le distribuer comme bon nous semble : une pipe un dix onces, c’est la loi de l’offre et de la demande.

*

Est-ce qu’on t’a déjà dit que tes yeux étaient magnifiques et ton sourire ?

C’est dangereux pour les belles femmes ici. Nancy

court à ma rencontre : la préadolescente boudeuse et boulotte est en train de se transformer en ravissante jeune fille. Toute jolie avec ses cheveux remontés et ses longues boucles d’oreilles, son corps qui s’allonge et s’affine, ses grands yeux qu’elle a commencé à maquiller. Ses treize ans lui vont si bien, à elle et à ses coquettes amies, et je me demande combien de temps encore, il vous reste combien de temps ? Combien de temps avant qu’un chum trop entreprenant ne vous impose l’heure de votre première fois, si ce n’est pas déjà fait, combien de temps avant de tomber enceinte et ne jamais oser penser à l’avortement ? Même pour une enfant de treize ans, même pour une victime de viol ou d’inceste.

Tu le sais, toi, Eva, grand-mère à quarante ans, ton fils Elijah et la jolie Maata, la jolie et minuscule Maata, seize ans et un bébé dans le capuchon, seize ans et caissière à la Coop, le bébé dans le landau à côté de la caisse, mais tu étais si fière, Eva, vous autres vous aimez les enfants plus que tout au monde, vous les aimez mal, souvent, mais vous les aimez.

Combien de temps avant que votre beauté éblouissante ne soit ravagée par la dureté de la vie nordique ? Combien de temps avant que les nombreuses grossesses et les Coca enfilés à la chaîne ne vous fassent prendre une cinquantaine de livres ? Combien de temps avant que l’alcool, la cigarette et les nuits blanches ne rident prématurément vos visages, que les dizaines de sortes de bonbons disponibles à la Coop n’aient raison de la plupart de vos dents, combien de temps avant d’avoir vingt-cinq ans et d’en paraître quarante ? Des fois c’est très court, des fois vous atteignez le summum de votre beauté à treize ans et c’est terminé à quatorze, des fois vous êtes trop dures pour vous-mêmes ou alors c’est la vie qui ne vous fait pas de cadeau, des fois quatorze ans et déjà fanées les jolies roses du Nord.

Il y a Julia superbe l’été dernier, Julia comme une future reine, mais c’est fini maintenant, Julia le visage boursouflé par l’alcool et la drogue, le corps alourdi par toutes ces cochonneries que la Coop vend moins cher que les légumes, les yeux éteints par je ne sais quelle tristesse, oh, Julia. Julia traîne ses pas lourds dans les rues de Salluit, elle a laissé l’école et ne fout rien de ses journées sauf promener son désespoir, son renoncement au monde, parfois seule, parfois avec d’autres qui partagent la même misère. Je croise souvent leur chemin, et les fillettes qui me suivent me chuchotent à l’oreille en les pointant du doigt : les drop-out. Elles pourraient me chuchoter les pestiférés ou les sidéens sur le même ton, le ton des calamités, le ton de la honte et du mépris, et pourtant vous aussi, mes pauvres petites chéries, vous risquez fort de connaître le même sort, dans votre école qui ne sait pas comment vous garder entre ses murs. »

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Marine

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 » Il pensait tout haut. Pour lui, les morts ne l’étaient pas tout à fait. Il y avait dans l’enclos, au-dessus duquel tournoyaient des nuées de mouettes, de nombreux marins qui nous escortaient. Ils entendaient nos pas crisser sur les graviers. Aux disparus du dessous se joignaient les défunts pailletés de mystère, ces hommes qui ne gisaient pas dans les tombes. Leurs noms figuraient sur la pierre mais leurs corps, ensevelis sous les vagues, dérivaient pour l’instant dans d’invisibles bas-fonds.
« Eux, ils sont là et pas là », avançait-il en aspirant une longue bouffée. Il levait les yeux vers le ciel laiteux, juste derrière le clocher, en ajoutant qu’il n’était sûr de rien.
Je crois qu’il n’était pas loin de penser, porté par son esprit baladeur, que ces marins perdus s’assemblaient pour former des flottilles en mers lointaines. Il les voyait peut-être naviguer logés dans des cercueils à une place qui ressemblaient à de petites barques conçues pour effectuer de longs voyages, sans retour possible. Pour lui, les péris croisaient au large, dérivant à leur guise, revisitant des lieux qui leur étaient chers tandis que nous étions, nous les rêveurs de tombes, les heureux détenteurs des liens qui leur permettaient d’être simultanément présents en divers points du globe. »

*

Le dernier livre de Jacques Josse (Débarqué, publié aux éditions La Contre-Allée) convoque la figure de son père, décédé en 2008. Plus qu’un récit des liens de filiation, il s’agit du portrait d’un homme malade, que la maladie empêchera d’accomplir ses aspiration maritimes. Très empreint par la mort (celle des proches, des voisins, mais aussi des enfants, auxquels le père, pourtant gravement malade survit), le texte transporte par la puissance des images que Josse y développe. Des atmosphères propres à l’auteur, qui donnent à ressentir sa Bretagne, mais, encore plus beau, la restitution de l’imaginaire du père, à qui la frustration donne des ailes. Comme cette flottille de marins morts. Un texte magnifique, qui préfère recourir à la poésie plutôt qu’à la psychanalyse pour restituer le père. Une belle matière sensible.

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Plongée dans le noir

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« Le nez coule et renifle, les pupilles pas assez rétrécies pleurent et derrière les larmes le regard est fixe, halluciné, les joues sont creuses, peau blanche, le corps parcouru de frissons est cassé par une barre circulaire qui part des reins, entoure la taille et vient cogner à l’intérieur des tripes, les jambes sont lourdes et fatiguées, la bouche glaviotte tous les vingt mètres. C’est une maladie.

On fait le même trajet : Maine-Vandamme-Gaîté-Edgar- Quinet, dans ce sens et dans le sens inverse, plusieurs fois, toujours la nuit, quand il fait froid on a encore plus froid, mais à l’intérieur, le long des os. Si on a cinq balles, on s’assied au Liberté, on commande un café qu’on ne boit pas, c’est seulement pour être assis, pour immobiliser les douleurs. Sur le trajet ou au Liberté, on se reconnaît à cause de cette maladie. On n’a jamais su nos prénoms ou on les a oubliés, la mémoire aussi est malade. On se parle, vite, saccadé, la voix est enrouée, angoissée : “T’as pas vu le Vérolé ?” “Non, y fait chier, c’pourri, ça fait longtemps qu’tu tournes ?” “Ça fait une.” “Deux, trois plombes quel enculé, c’mec.” “T’as raison, putain d’Vérolé !”

C’était Saadi le Tunisien qui vendait le remède à notre maladie, mais il y avait tellement de malades entre Maine et Edgar-Quinet qu’il a pris un vendeur, un Portugais malade
aussi et la gueule pleine de trous. De vérole.

Le remède est dans une petite feuille de papier pliée en huit, un petit paquet, mais les malades ne disent pas “un paquet”, ils disent “un képa”. Les malades parlent toujours à l’envers.

Dans le képa, une poudre (dreupou). Marron clair : pakistanaise (pako), marron foncé (brown), blanche (cheublan, cheube), blanche jaunâtre (brown blanc), rose (zeuro). Marron, blanche ou rose, c’est de la came (meuka), de la dope (peudo), de l’héroïne (héro). Du cheval.

Les malades prennent le remède par le nez, en sniff (feusni), ils le respirent très fort dans un ticket de métro roulé ou dans autre chose, ils se l’envoient aussi en shoot (teuchou, pète, splache, fix) en enfonçant l’aiguille d’une seringue (pompe, peupon) dans
une veine (neuvé) du bras, de la main, du pied, dans la jugulaire, dans l’oeil, sous la langue, dans la queue.
Le remède coûte cher (reuche), deux cents balles, vingt sacs (keusses) le képa, quarante keusses le demi-gramme (mideu), quatre-vingts keusses le gramme (meugra, G). La cheublan est plus reuche ; cent ou cent vingt keusses le meugra.

Ils déposent la meuka dans une cuillère (yèrcui), ajoutent quelques gouttes de citron (tronci) ou de vinaigre pour dissoudre la dreupou, de la flotte (teuflo), font chauffer mais pas trop, juste frémissant, jettent dans la yèrcui un filtre, coton,
filtre de clope (peuclo), aspirent le liquide dans la peupon, serrent un garrot, ceinture de froc, tapotent la peau pour faire apparaître la neuvé. Teuchou. Ils aspirent un peu de sang, appuient sur le piston, recommencent plusieurs fois, c’est des tirettes, ça sert à rien les tirettes, c’est une habitude, la fin du cérémonial. La cheublan ne se chauffe pas et pas de tronci : teuflo, filtre, c’est tout. Ils gardent les cotons. Les jours sans remède ça donne un bon jus.

La meuka n’est jamais pure, elle est coupée (pécou) avec du manicol, de la strychnine, de la mort-aux-rats, de l’arsenic, du plâtre (du mur), des cachets (chécats) ou des médicaments (médocs) écrasés.

La meuka flashe (cheufla) ou monte (teumon).

Ils chopent (pécho) le remède quand ils l’achètent, ils disent aussi qu’ils ont pécho quand ils ont feusni ou teuchou. Quand ils ont pris ils sont défoncés, décalqués, raidos, éclatés, déchirés, cool, stone. Quand ils peuvent pas pécho à cause du fric (de la thune), c’est le manque (queuman), l’enfer, la galère. Ils sont speed, alors ils achètent des remèdes contre la toux à base de codéine, Nétux ou Néocodion (néo) ; ils en avalent (clapent) vingt, quarante ou soixante. À soixante, ils dégueulent.

Ils disent qu’ils sont toxicos, mais pas junkies (junks), qu’ils sont propres, pas clochards (charclots). Les malades mecs (keums) et femmes (meufs) sont traqués par les flics (keufs). Parfois, ils en ont marre du remède, marre d’être malades, alors ils décrochent (décro), et parfois il y a trop de remède dans leur peupon et ça les fait crever : overdose, OD. C’est parfois un accident, plus souvent un abandon. »

*

Le mois de juin est l’occasion de la republication de Képas, de Denis Belloc, aux éditions du Chemin de fer. Texte noir intense comme une mare de café froid, on y suit le narrateur dans la spirale de la drogue, et comment d’un chagrin d’amour, on en vient à l’addiction totale et déesepérée. C’est intense, beau et profondément humain, comme toute la littérature de Belloc. C’est aussi sans concessions. La littérature comme une série de coups à l’estomac. L’auteur a sombré il y a bien longtemps, passé comme une comète. Survit une œuvre à redécouvrir.

 

 

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Le prêche du Rat

pinocchio

«  L’intelligence n’est pas le contraire de la bêtise et il n’est pas dit que, en progressant de la bêtise à l’intelligence, nous réalisions un gain. On peut dire, tout au plus, que l’intelligence vient après la bêtise, elle clôture les comptes, met en ordre, sépare l’obscurité de la lumière. Elle vous envoie droit à l’école à coup de pied au cul et reste là à vous attendre devant la porte, parce qu’elle-même est l’école. Et tout le vaste monde entouré par les déserts de la nuit se réduit à une adresse, un travail, un endroit pour garer la voiture.

Ils viendront toujours vous dire d’être intelligents, ils vous chanteront les louanges de l’intelligence, ils insinueront dans votre cœur l’idée que l’intelligence vous rendra suffisamment pareil aux autres, que nul ne se rendra compte de ce que vous êtes. Ils réussiront à se glisser dans vos rêves, à faire en sorte que même là où tout est identique à son contraire, vous voyiez des choses qu’ils vous expliqueront de manière intelligente. Ils vous exhorteront à renoncer à votre stupidité comme on jette un vêtement chiffonné, mais ils ne vous diront pas que dans ce chiffon, il y a tout ce que vous voulez être, que vous pouvez être. Et c’est là, justement, que l’image de Pinocchio le Crétin, le crédule, le seigneur de la nuit, vous servira de bouclier. Nous, nous ne sommes pas nés pour ressembler aux autres. Entre deux choses à faire, nous faisons toujours celle qu’il ne faut pas.

Mais il n’est pas dit que, en choisissant l’autre chose, celle que l’intelligence voudrait nous faire choisir, nous nous tromperions moins. Au contraire, nous démontrerions seulement que nous sommes les crétins que nous sommes, mais tachés par le plus grand des déshonneurs, la foi dans le fait qu’il est possible, d’une manière ou d’une autre, de nous en tirer, d’améliorer notre propre vie, d’accéder à un niveau supérieur. Chaque instant nous apporte la même nouvelle, imprimée en lettres capitales sur le journal de l’humanité : nul n’est plus crétin que celui qui veut se comporter de manière intelligente.

C’est comme si Pinocchio, au lieu de s’en aller là où il doit aller, se mettait à écouter le Grillon Parlant, cet insecte infâme. La seule porte qui s’ouvrirait à lui serait celle du malheur.

Nous, nous n’avons pas été créés pour être intelligents.

Nous, nous n’avons nullement besoin de quelqu’un qui viendrait améliorer notre vie.

Notre vie est un mystère, un objet cassé qui ne se répare pas, la conséquence d’une tromperie…  »

 

 

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Témoignages sans valeur

fachos

 

« Dans le village où le Rat était né et avait grandi, on entrait en parcourant une longue rue en descente, qui conduisait à la place centrale. Visible dès le début de la pente, une grande maison à deux étages avec des balcons en fer forgé, toit de tuile et arche d’entrée en pierre, dominait les autres édifices de la place, plutôt modestes. Mais ce qui suscite une certaine crainte, chez ceux qui entraient dans le village, c’était une grande inscription tracée en lettres capitales, noires, sur la partie droite de la façade:

BEAUCOUP D’ENNEMIS
BEAUCOUP D’HONNEUR

C’était un vestige de l’ère fasciste, quand des milliers et des milliers de murs, dans toute l’Italie, avaient été ornés de citations plus ou mois mémorables, prises dans les discours de Mussolini. Le village du Rat en était plein. Certaines de ces phrases, déjà peu lumineuses au moment où elles avaient été prononcées, étaient devenues, avec le temps, aussi incompréhensibles que les délires d’un dément. Dans la rue menant au cimetière, par exemple, on pouvait lire:

L’ÉTAT EST UNE VOLONTÉ DE
PUISSANCE ET DE DOMINATION

Après le fascisme, on avait fait rapidement disparaître toutes ces idioties pittoresques: des murs et aussi, si possible, des cœurs. Il n’est pas de spectacle plus ridicule qu’un peuple qui se hâte de recouvrir de peinture fraîche les traces de ses hontes – qui, au contraire, devraient rester là pour toujours, comme une espèce d’antidote ou de traitement homéopathique. Ce souci de dignité civique, c’est bien connu, est typique des gens du Nord. Dans ce mélange unique de surréalisme et de désenchantement qu’est l’esprit méridional, la honte se concentre entièrement sur la vie privée, et être boiteux, dur d’oreille ou impuissant est un problème social beaucoup plus épineux que d’avoir chanté les louanges du Duce et contraint quelque malheureux instituteur à se raser la barbe. En Calabre, donc, au lieu de cacher les traces du passé, on attendit que le vernis des préceptes mussoliniens pâlisse sous le fouet impitoyable du soleil, comme c’est le cas pour toutes les œuvres et les pensées humaines. Mais dans les villages côtiers, comme celui du Rat, pour les phrases mémorables de Mussolini, on avait utilisé le goudron des barques, qui ne pâlit jamais, au lieu de la peinture ; et c’est ainsi que, plusieurs décennies après la Libération, les traces du DUCE (parfois sous la forme DVX) accompagnaient les humbles gestes de la vie quotidienne, menaçant les passants avec leurs lettres noires écrites en capitales. Les visiteurs occasionnels et les premiers touristes prenaient la présence de ces écrits pour une marque de fidélité à l’époque du fascisme, un orgueilleux défi aux lois et aux sanctions. Une interprétation qui provenait d’une méconnaissance totale du caractère calabrais. Ces témoignages d’un temps désormais anciens parlaient un langage bien différent. Vous nous avez obligé à écrire ces trucs dont nous nous foutions complètement. Et maintenant nous devrions chercher le moyen de les effacer, comme si c’était nous qui les avions inventés? Mais pour nous ça a toujours été pareil : quand ces inscriptions n’y étaient pas , quand elles y étaient et qu’elles étaient justes, et maintenant qu’elles y sont et qu’elles sont devenues erronées. Seul un enfant peut prendre au sérieux quelque chose qui est inscrit sur un mur où pissent les chiens. Et nous, nous sommes des enfants. Nous, nous n’avons rien à écrire sur les murs, et rien à effacer. »

 

 

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Vivre longtemps

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« Ne croire en rien peut être un signe de grande intelligence : mon esprit est trop vif pour que j’accepte la platitude, l’insignifiance et la banalité qui se répandent autour de moi. C’est de cette manière que l’écrivain russe Ivan Tourgueniev décrit Bazarov, héros de son grand roman Pères et fils et premier nihiliste de la littérature occidentale. Mais ne croire en rien peut également être une sorte de paresse intellectuelle : je ne crois en rien parce que croire en quelque chose exige un effort, un engagement et une cohérence. Cela rappelle le « dernier homme », dont l’arrivée a été annoncée par Nietzsche il y a plus de cent ans, un homme qui ne croit ni aux idées, ni aux valeurs, ni à l’autorité. Le « dernier homme » est le fruit d’une démocratie poussée à l’extrême, quand un principe noble comme l’égalité des chances se transforme en conformisme total où les gens parlent le même langage et partagent les mêmes opinions, les mêmes sentiments. Le « dernier homme » ne tolère aucune forme de différence, de complexité ou de hiérarchie. Seules la transparence et l’égalité le réconfortent. La première l’affranchit de tout usage de son imagination, alors que la seconde le protège du risque d’une comparaison avec les autres.

Le « dernier homme » de Nietzsche n’est plus une projection, mais une réalité. Il est là, parmi nous. On l’entend chaque jour parler de ses goûts, de ses préférences, de son mépris pour toutes sortes d’engagements, sauf, évidemment, ceux qui ne comportent aucun risque. Le « dernier homme » n’aime pas prendre des risques. Son café, par exemple, est décaféiné, sa bière est sans alcool et ses jus, sans sucre. Et quand il aime, c’est à moitié, au cas où la relation ne fonctionne pas (pourquoi se retrouver avec un cœur brisé quand on peut briser le cœur de quelqu’un d’autre ?). On le voit aussi travailler, planifier ses activités de fin de semaine et s’entraîner continuellement. Le « dernier homme » place sa santé physique avant tout, car dans un monde dépourvu d’idées, de principes et de valeurs, il ne lui reste qu’une seule chose : vivre longtemps. »

 

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