Ils font des jeux d’enfant et des fois non

nirliit

J’en ai déjà amplement parlé mais le 23 Août, NIRLIIT, le premier roman de Juliana Léveillé-Trudel traverse l’Atlantique pour partir à la conquête des lecteurs français. Une grande émotion de lecture ce texte, lu avant que je ne rejoigne l’aventure française des éditions La Peuplade. Un texte qui aborde des réalités dures, certes, mais qui, paradoxalement, sait parler de la vie avec une grande douceur. Une exploration intime du grand nord québécois, là où inuits et populations détachées pour le travail se croisent avec une rugosité à peine voilée. Petit extrait pour vous motiver à découvrir ce roman.

* * *

« Eté arctique. Il n’y a pas de nuit. Jamais. Le soleil disparaît derrière les montagnes en éclaboussant les nuages d’une lumière orangée. Il disparaît, mais ne se couche pas. Il fait sombre, mais jamais noir. Essayez donc d’expliquer ça aux autres, en bas. Essayez donc d’expliquer le degré exact de luminosité, l’effet que ça fait, la couleur du ciel. Dites que ça dépend, ça dépend s’il a fait soleil ou pas durant le jour, les jours ensoleillés donnent des nuits plus claires, les jours gris donnent des nuits plus grises, la nuit, les chats, tout le monde gris. Dites que c’est comme s’il était vingt-et-une heures en juillet, c’est bon ça, vingt-et-une heures en juillet. Tout est gris ou bien argent, le fjord est argent, dites que c’est tellement beau le fjord argent que ça donne le goût de brailler 2. J’ai souvent le goût de brailler, je ne suis pas nécessairement triste, c’est juste que c’est trop ici, trop beau ou trop dur.

Dors-tu ? C’est incroyable mais comment ils font pour dormir ?

Ils ne dorment pas. Les enfants galopent dans le village toute la nuit, ils font des jeux d’enfant et des fois non, des fois ils volent de l’essence dans les cabanons et arrosent ce qu’ils trouvent pour y mettre le feu, ils ajoutent de l’essence pour que ça flambe encore, et quand il n’y en a plus, ils retournent en chercher chez quelqu’un d’autre. Quads, motoneige, bateau : ça en prend de l’essence, il y en a partout. Des fois je pense qu’ils vont vraiment mettre le feu à quelque chose de gros, quelque chose comme une maison, des fois je pense qu’ils vont se brûler, qu’ils vont se détruire, mais ils marchent depuis tellement longtemps sur la ligne à ne jamais franchir, ils narguent la mort avec tellement d’irrévérence qu’ils sont intouchables.

C’est en vieillissant que ça se gâte, en vieillissant les petits feux ne suffisent plus, les cabanons et les maisons non plus. Il y a le fils de Qumaaluk, ton autre collègue, qui a retourné le gallon d’essence contre lui, un automne, ça fait bientôt deux ans. Parti en fumée à vingt-deux ans, parti gonfler les chiffres épeurants de nos statistiques de détresse qui explosent sous le poids des centaines d’Autochtones qui tirent chaque année leur révérence dans un retentissant fuck off. Le fils de Qumaaluk s’est fait exploser dans le cabanon, c’est elle qui me l’a dit à l’aéroport, avant même de quitter Montréal, les tragédies boréales rugissent déjà à mon oreille. Quand on revoit quelqu’un après longtemps, il faut s’attendre à tout, on ne lui demande pas « Comment ça va ? » comme une absurde banalité à laquelle on n’attend pas de réponse, parce que comment ça va, ici, ça peut entraîner des réponses comme « Ça ne va pas, mon fils a mis le feu à son propre corps l’automne passé ». Qumaaluk dit qu’on va tous mourir, mais que ça ne doit pas se passer comme ça, Qumaaluk dit qu’elle ne peut pas accepter la mort de son fils, Qumaaluk est debout et s’occupe de ses deux autres enfants qui n’ont pas cinq ans et qui sont blonds comme les blés, ils tiennent ça de leur papa Qallunaaq, fantaisie génétique, ils ont le visage des Inuits et la blondeur du Sud, Qumaaluk est entourée d’anges, et c’est une chance parce qu’il y a tant de morts à compter, ici.

*

Toi, Eva, tu es allée rejoindre d’autres statistiques où vous êtes surreprésentées, celles des femmes victimes de violence. Pas la violence conjugale, mais ça aurait pu, il y a de l’amour violent entre les murs de ces maisons presque identiques, il y a de la jalousie féroce, il y a confusion entre aimer et posséder, vous qui possédez beaucoup mais si peu de choses.

Votre maison ne vous appartient pas. Votre terrain non plus. Tout ça vous est gracieusement prêté par le gouvernement. N’est-ce pas qu’on est fins 3 ? On vous pique votre territoire, mais on vous le prête après. Est-ce pour ça que vous avez tellement besoin de posséder ? Des motoneiges, des bateaux, des quads, des camions pour faire le tour d’un village de quatre rues. Pour vous échapper de vos maisons surpeuplées où vous vivez les uns sur les autres. Vous manquez d’espace dans votre immensité nordique. Comment ça se fait que toute cette richesse ressemble tellement au tiers-monde ?

Les gars de la construction sont jaloux. J’aimerais ça moé ostie avoir du cash pour me payer un Ski-Doo pis un bateau, j’aimerais ça crisse pas travailler pis passer mes journées à la pêche, crisse qu’y sont ben pareil. J’ai déjà entendu ça avant, en bas aussi ils sont une maudite gang qui aimerait donc ça être à la place des BS.

L’argent vous tombe dessus, mais il repart aussi vite qu’il arrive, on vous a montré des distractions qui coûtent cher, hein Eva ? Te rappelles-tu de ton ancien chum, le directeur de l’école ? Te rappelles-tu du bon père de famille qui te fournissait de l’alcool quand il avait envie de sexe ? Ça coûte une fortune l’alcool ici, c’est normal, tout coûte une fortune ici, même une pinte de lait, alors un dix onces de vodka à deux cents dollars, personne ne rechigne pour payer ça. Le directeur de l’école n’avait pas besoin de payer aussi cher, nous autres les Blancs on peut s’en monter du Sud de l’alcool, s’en monter beaucoup et le distribuer comme bon nous semble : une pipe un dix onces, c’est la loi de l’offre et de la demande.

*

Est-ce qu’on t’a déjà dit que tes yeux étaient magnifiques et ton sourire ?

C’est dangereux pour les belles femmes ici. Nancy

court à ma rencontre : la préadolescente boudeuse et boulotte est en train de se transformer en ravissante jeune fille. Toute jolie avec ses cheveux remontés et ses longues boucles d’oreilles, son corps qui s’allonge et s’affine, ses grands yeux qu’elle a commencé à maquiller. Ses treize ans lui vont si bien, à elle et à ses coquettes amies, et je me demande combien de temps encore, il vous reste combien de temps ? Combien de temps avant qu’un chum trop entreprenant ne vous impose l’heure de votre première fois, si ce n’est pas déjà fait, combien de temps avant de tomber enceinte et ne jamais oser penser à l’avortement ? Même pour une enfant de treize ans, même pour une victime de viol ou d’inceste.

Tu le sais, toi, Eva, grand-mère à quarante ans, ton fils Elijah et la jolie Maata, la jolie et minuscule Maata, seize ans et un bébé dans le capuchon, seize ans et caissière à la Coop, le bébé dans le landau à côté de la caisse, mais tu étais si fière, Eva, vous autres vous aimez les enfants plus que tout au monde, vous les aimez mal, souvent, mais vous les aimez.

Combien de temps avant que votre beauté éblouissante ne soit ravagée par la dureté de la vie nordique ? Combien de temps avant que les nombreuses grossesses et les Coca enfilés à la chaîne ne vous fassent prendre une cinquantaine de livres ? Combien de temps avant que l’alcool, la cigarette et les nuits blanches ne rident prématurément vos visages, que les dizaines de sortes de bonbons disponibles à la Coop n’aient raison de la plupart de vos dents, combien de temps avant d’avoir vingt-cinq ans et d’en paraître quarante ? Des fois c’est très court, des fois vous atteignez le summum de votre beauté à treize ans et c’est terminé à quatorze, des fois vous êtes trop dures pour vous-mêmes ou alors c’est la vie qui ne vous fait pas de cadeau, des fois quatorze ans et déjà fanées les jolies roses du Nord.

Il y a Julia superbe l’été dernier, Julia comme une future reine, mais c’est fini maintenant, Julia le visage boursouflé par l’alcool et la drogue, le corps alourdi par toutes ces cochonneries que la Coop vend moins cher que les légumes, les yeux éteints par je ne sais quelle tristesse, oh, Julia. Julia traîne ses pas lourds dans les rues de Salluit, elle a laissé l’école et ne fout rien de ses journées sauf promener son désespoir, son renoncement au monde, parfois seule, parfois avec d’autres qui partagent la même misère. Je croise souvent leur chemin, et les fillettes qui me suivent me chuchotent à l’oreille en les pointant du doigt : les drop-out. Elles pourraient me chuchoter les pestiférés ou les sidéens sur le même ton, le ton des calamités, le ton de la honte et du mépris, et pourtant vous aussi, mes pauvres petites chéries, vous risquez fort de connaître le même sort, dans votre école qui ne sait pas comment vous garder entre ses murs. »

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Vivre longtemps

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« Ne croire en rien peut être un signe de grande intelligence : mon esprit est trop vif pour que j’accepte la platitude, l’insignifiance et la banalité qui se répandent autour de moi. C’est de cette manière que l’écrivain russe Ivan Tourgueniev décrit Bazarov, héros de son grand roman Pères et fils et premier nihiliste de la littérature occidentale. Mais ne croire en rien peut également être une sorte de paresse intellectuelle : je ne crois en rien parce que croire en quelque chose exige un effort, un engagement et une cohérence. Cela rappelle le « dernier homme », dont l’arrivée a été annoncée par Nietzsche il y a plus de cent ans, un homme qui ne croit ni aux idées, ni aux valeurs, ni à l’autorité. Le « dernier homme » est le fruit d’une démocratie poussée à l’extrême, quand un principe noble comme l’égalité des chances se transforme en conformisme total où les gens parlent le même langage et partagent les mêmes opinions, les mêmes sentiments. Le « dernier homme » ne tolère aucune forme de différence, de complexité ou de hiérarchie. Seules la transparence et l’égalité le réconfortent. La première l’affranchit de tout usage de son imagination, alors que la seconde le protège du risque d’une comparaison avec les autres.

Le « dernier homme » de Nietzsche n’est plus une projection, mais une réalité. Il est là, parmi nous. On l’entend chaque jour parler de ses goûts, de ses préférences, de son mépris pour toutes sortes d’engagements, sauf, évidemment, ceux qui ne comportent aucun risque. Le « dernier homme » n’aime pas prendre des risques. Son café, par exemple, est décaféiné, sa bière est sans alcool et ses jus, sans sucre. Et quand il aime, c’est à moitié, au cas où la relation ne fonctionne pas (pourquoi se retrouver avec un cœur brisé quand on peut briser le cœur de quelqu’un d’autre ?). On le voit aussi travailler, planifier ses activités de fin de semaine et s’entraîner continuellement. Le « dernier homme » place sa santé physique avant tout, car dans un monde dépourvu d’idées, de principes et de valeurs, il ne lui reste qu’une seule chose : vivre longtemps. »

 

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