« Dans le village où le Rat était né et avait grandi, on entrait en parcourant une longue rue en descente, qui conduisait à la place centrale. Visible dès le début de la pente, une grande maison à deux étages avec des balcons en fer forgé, toit de tuile et arche d’entrée en pierre, dominait les autres édifices de la place, plutôt modestes. Mais ce qui suscite une certaine crainte, chez ceux qui entraient dans le village, c’était une grande inscription tracée en lettres capitales, noires, sur la partie droite de la façade:
BEAUCOUP D’ENNEMIS
BEAUCOUP D’HONNEUR
C’était un vestige de l’ère fasciste, quand des milliers et des milliers de murs, dans toute l’Italie, avaient été ornés de citations plus ou mois mémorables, prises dans les discours de Mussolini. Le village du Rat en était plein. Certaines de ces phrases, déjà peu lumineuses au moment où elles avaient été prononcées, étaient devenues, avec le temps, aussi incompréhensibles que les délires d’un dément. Dans la rue menant au cimetière, par exemple, on pouvait lire:
L’ÉTAT EST UNE VOLONTÉ DE
PUISSANCE ET DE DOMINATION
Après le fascisme, on avait fait rapidement disparaître toutes ces idioties pittoresques: des murs et aussi, si possible, des cœurs. Il n’est pas de spectacle plus ridicule qu’un peuple qui se hâte de recouvrir de peinture fraîche les traces de ses hontes – qui, au contraire, devraient rester là pour toujours, comme une espèce d’antidote ou de traitement homéopathique. Ce souci de dignité civique, c’est bien connu, est typique des gens du Nord. Dans ce mélange unique de surréalisme et de désenchantement qu’est l’esprit méridional, la honte se concentre entièrement sur la vie privée, et être boiteux, dur d’oreille ou impuissant est un problème social beaucoup plus épineux que d’avoir chanté les louanges du Duce et contraint quelque malheureux instituteur à se raser la barbe. En Calabre, donc, au lieu de cacher les traces du passé, on attendit que le vernis des préceptes mussoliniens pâlisse sous le fouet impitoyable du soleil, comme c’est le cas pour toutes les œuvres et les pensées humaines. Mais dans les villages côtiers, comme celui du Rat, pour les phrases mémorables de Mussolini, on avait utilisé le goudron des barques, qui ne pâlit jamais, au lieu de la peinture ; et c’est ainsi que, plusieurs décennies après la Libération, les traces du DUCE (parfois sous la forme DVX) accompagnaient les humbles gestes de la vie quotidienne, menaçant les passants avec leurs lettres noires écrites en capitales. Les visiteurs occasionnels et les premiers touristes prenaient la présence de ces écrits pour une marque de fidélité à l’époque du fascisme, un orgueilleux défi aux lois et aux sanctions. Une interprétation qui provenait d’une méconnaissance totale du caractère calabrais. Ces témoignages d’un temps désormais anciens parlaient un langage bien différent. Vous nous avez obligé à écrire ces trucs dont nous nous foutions complètement. Et maintenant nous devrions chercher le moyen de les effacer, comme si c’était nous qui les avions inventés? Mais pour nous ça a toujours été pareil : quand ces inscriptions n’y étaient pas , quand elles y étaient et qu’elles étaient justes, et maintenant qu’elles y sont et qu’elles sont devenues erronées. Seul un enfant peut prendre au sérieux quelque chose qui est inscrit sur un mur où pissent les chiens. Et nous, nous sommes des enfants. Nous, nous n’avons rien à écrire sur les murs, et rien à effacer. »
Texte: Un extrait du surprenant, et excellent « Peuple de Bois », d’Emanuele Trevi, publié en 2017 chez Actes Sud dans la traduction de Marguerite Pozzoli.
Image: Un slogan fasciste sur un mur italien. Source Wikimedia commons (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Staro_(VI)_-_Frase_del_duce_dipinta_sul_fianco_di_un%27abitazione.jpg)
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