« Le nez coule et renifle, les pupilles pas assez rétrécies pleurent et derrière les larmes le regard est fixe, halluciné, les joues sont creuses, peau blanche, le corps parcouru de frissons est cassé par une barre circulaire qui part des reins, entoure la taille et vient cogner à l’intérieur des tripes, les jambes sont lourdes et fatiguées, la bouche glaviotte tous les vingt mètres. C’est une maladie.
On fait le même trajet : Maine-Vandamme-Gaîté-Edgar- Quinet, dans ce sens et dans le sens inverse, plusieurs fois, toujours la nuit, quand il fait froid on a encore plus froid, mais à l’intérieur, le long des os. Si on a cinq balles, on s’assied au Liberté, on commande un café qu’on ne boit pas, c’est seulement pour être assis, pour immobiliser les douleurs. Sur le trajet ou au Liberté, on se reconnaît à cause de cette maladie. On n’a jamais su nos prénoms ou on les a oubliés, la mémoire aussi est malade. On se parle, vite, saccadé, la voix est enrouée, angoissée : “T’as pas vu le Vérolé ?” “Non, y fait chier, c’pourri, ça fait longtemps qu’tu tournes ?” “Ça fait une.” “Deux, trois plombes quel enculé, c’mec.” “T’as raison, putain d’Vérolé !”
C’était Saadi le Tunisien qui vendait le remède à notre maladie, mais il y avait tellement de malades entre Maine et Edgar-Quinet qu’il a pris un vendeur, un Portugais malade
aussi et la gueule pleine de trous. De vérole.
Le remède est dans une petite feuille de papier pliée en huit, un petit paquet, mais les malades ne disent pas “un paquet”, ils disent “un képa”. Les malades parlent toujours à l’envers.
Dans le képa, une poudre (dreupou). Marron clair : pakistanaise (pako), marron foncé (brown), blanche (cheublan, cheube), blanche jaunâtre (brown blanc), rose (zeuro). Marron, blanche ou rose, c’est de la came (meuka), de la dope (peudo), de l’héroïne (héro). Du cheval.
Les malades prennent le remède par le nez, en sniff (feusni), ils le respirent très fort dans un ticket de métro roulé ou dans autre chose, ils se l’envoient aussi en shoot (teuchou, pète, splache, fix) en enfonçant l’aiguille d’une seringue (pompe, peupon) dans
une veine (neuvé) du bras, de la main, du pied, dans la jugulaire, dans l’oeil, sous la langue, dans la queue.
Le remède coûte cher (reuche), deux cents balles, vingt sacs (keusses) le képa, quarante keusses le demi-gramme (mideu), quatre-vingts keusses le gramme (meugra, G). La cheublan est plus reuche ; cent ou cent vingt keusses le meugra.
Ils déposent la meuka dans une cuillère (yèrcui), ajoutent quelques gouttes de citron (tronci) ou de vinaigre pour dissoudre la dreupou, de la flotte (teuflo), font chauffer mais pas trop, juste frémissant, jettent dans la yèrcui un filtre, coton,
filtre de clope (peuclo), aspirent le liquide dans la peupon, serrent un garrot, ceinture de froc, tapotent la peau pour faire apparaître la neuvé. Teuchou. Ils aspirent un peu de sang, appuient sur le piston, recommencent plusieurs fois, c’est des tirettes, ça sert à rien les tirettes, c’est une habitude, la fin du cérémonial. La cheublan ne se chauffe pas et pas de tronci : teuflo, filtre, c’est tout. Ils gardent les cotons. Les jours sans remède ça donne un bon jus.
La meuka n’est jamais pure, elle est coupée (pécou) avec du manicol, de la strychnine, de la mort-aux-rats, de l’arsenic, du plâtre (du mur), des cachets (chécats) ou des médicaments (médocs) écrasés.
La meuka flashe (cheufla) ou monte (teumon).
Ils chopent (pécho) le remède quand ils l’achètent, ils disent aussi qu’ils ont pécho quand ils ont feusni ou teuchou. Quand ils ont pris ils sont défoncés, décalqués, raidos, éclatés, déchirés, cool, stone. Quand ils peuvent pas pécho à cause du fric (de la thune), c’est le manque (queuman), l’enfer, la galère. Ils sont speed, alors ils achètent des remèdes contre la toux à base de codéine, Nétux ou Néocodion (néo) ; ils en avalent (clapent) vingt, quarante ou soixante. À soixante, ils dégueulent.
Ils disent qu’ils sont toxicos, mais pas junkies (junks), qu’ils sont propres, pas clochards (charclots). Les malades mecs (keums) et femmes (meufs) sont traqués par les flics (keufs). Parfois, ils en ont marre du remède, marre d’être malades, alors ils décrochent (décro), et parfois il y a trop de remède dans leur peupon et ça les fait crever : overdose, OD. C’est parfois un accident, plus souvent un abandon. »
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Le mois de juin est l’occasion de la republication de Képas, de Denis Belloc, aux éditions du Chemin de fer. Texte noir intense comme une mare de café froid, on y suit le narrateur dans la spirale de la drogue, et comment d’un chagrin d’amour, on en vient à l’addiction totale et déesepérée. C’est intense, beau et profondément humain, comme toute la littérature de Belloc. C’est aussi sans concessions. La littérature comme une série de coups à l’estomac. L’auteur a sombré il y a bien longtemps, passé comme une comète. Survit une œuvre à redécouvrir.