Elisée en ville / Elisée en campagne

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« Avec ses rudiments de débrouilles alimentaires, ses propres interdits, sa timidité, il n’a encore que quatorze ou quinze ans quand il se déplace vers la Belgique, les instants de faiblesse sont un peu plus nombreux pendant ce trajet qu’à d’ autres moments de sa vie. Il doit penser à tout, composer avec lui-même et tout ce qui n’est pas lui-même, le non-lui-même, c’est-à-dire tout le reste. C’est un apprentissage démesuré qui prend de l’énergie. La durée des trajets est un peu plus longue que pour d’autres, il marche en prenant son temps. Il lui faut faire quelques siestes supplémentaires. Cette fatigue plus pressante, ces siestes plus nombreuses donnent un rythme différent à sa promenade du retour. Ses pauses lui permettent de s’approprier une multitude d’endroits, quelques minutes, de l’explorer avant de s’allonger pour dormir un peu. On connaît plus précisément la terre sur laquelle on a dormi, ses odeurs, son grain. Ces endroits de siestes lui donnent une connaissance détaillée, en fin de compte, de milliers de lieux-dits, d’arbres égarés, de rus entre deux champs. Il prend de plus en plus de temps. Il en profite pour prendre de plus en plus de notes. »

 

*

« Il ressent aussi cette étrange atmosphère, comme celle des villes sous les volcans. Dans l’ air on sent que tout peut arriver, pas dans un jour, dans un mois, mais dans la seconde suivante. Il y a de la fragilité dans l’agitation. Il y a du fatalisme et de la tension, une énergie particulière chez les gens qui vivent dans ces endroits, comme si chaque seconde pouvait être la dernière avant d’ être surpris par la grande détonation du volcan et son lot de pierres projetées, de lave dégoulinante et de cendres. Ou alors ces villes où la terre tremble. Là c’est dans le sol, dans chaque pied que l’on pose qu’ on trouve ce déséquilibre éprouvant. Il trouve la scène suspendue, comme si quelque chose devait arriver pour qu’il y ait une explication, une signification : répression, police, matraques, coups, cris ou bien poings levés, chansons, victoire, accolades, augmentation de salaire. Élisée attend, peut-être par curiosité malsaine, pour voir et savoir en tout cas l’aboutissement, la finalité qu’il estime nécessaire de cette scène. Il n’y aura rien, rien d’autre que ce tableau esthétique bien qu’ inachevé, ce jeu de rôle bon enfant qui lui donne des envies de peintre social.

Probablement, il n’oubliera pas cette première expérience de résistance morale qu’ il est allé chercher, qu’il a pas mal inventée aussi. Sans doute, les années participeront à une reconstruction romancée de ce souvenir (c’est l’influence du romantisme révolutionnaire des lectures qu’ il fait). Il est lucide et prendra garde de ne pas faire part de la beauté du moment dans ses écrits publiés. Il ne retiendra, ne prendra des notes que sur l’unité des hommes et femmes. Unité comme moyen de parvenir au changement. Et s’il voit peu de raison de modifier la nature, car elle est naturelle et doit le rester, en revanche, l’organisation de la société lui semble tout, sauf naturelle. C’est bien la raison qui justifie l’implication de tous pour en modifier le fonctionnement. »

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Poursuite de l’exploration de la rentrée littéraire avec un programme un peu atypique: beaucoup d’éditeurs alternatifs, des autrices et des premiers romans. Et sous cette magnifique couverture des éditions de la Contre-Allée, un premier roman consacré à la figure du géographe anarchiste Elisée Reclus. Thomas Giraud s’attache à y retracer ses années de formation, avant que Reclus ne s’illustre par ses écrits géographiques et ses prises de position. Le lecteur découvrira comment un tout jeune homme s’émancipe de la tutelle et des aspirations de son père, figure angoissée et imposante. On est ici dans le roman d’apprentissage, mais un roman sans quête, où le héros prendrait plus de plaisir à baguenauder qu’à atteindre un hypothétique objectif, à collecter les pierres et les impressions, et à essayer de développer ces « bouts de pensées » qui parfois s’imposent à lui. C’est un roman lent, lancinant, contemplatif, qui calque son pas sur celui de son héros. L’écriture y est simple et précise, usant de répétitions comme autant d’effets de rythme, et elle accompagne la formation intellectuelle du héros, se faisant plus lyrique à mesure que l’on avance. On notera la figure de Jacques Reclus, le père, pasteur calviniste médiocre mais investi, qui se perd dans ses sermons à force de vouloir trop bien faire, dont le portrait est particulièrement fascinant.

 

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